PORTE 93
Auteur : Valentin Auwercx
Genre : Dystopie
Longueur : 2640 mots
Thèmes abordés : Suicide, Illusion, Passivité
Résumé : Franchiriez-vous un portail qui s’ouvre sur l’inconnu, un portail dont jamais personne n’est revenu ?

Date de Parution : 27 janvier 2022
Disponible gratuitement
{Histoire disponible dans son entièreté}
Disparu…
L’homme coiffé d’un borsalino qui s’était arrêté devant le rectangle n’était plus qu’un souvenir – un croquis griffonné à la va-vite sur la 26e feuille d’un calepin à dessins bon marché. Il avait plongé la main dans le grand flou, et celui-ci l’avait aussitôt aspiré – arraché à ses vêtements. Orphelins, ces derniers reposaient maintenant au sol telle une pile de linge sale enchapeautée. Qu’était devenu le corps de l’inconscient qui les portait ? Ça, personne n’en avait la moindre idée.
En revanche, tout le monde savait qu’on ne le reverrait jamais.
Cloé tapota nerveusement la pointe de son critérium sur son papier. Elle y avait dessiné une silhouette épaisse, au couvre-chef exagérément large, et aux yeux gommés. Réduite à sa plus simple expression, cette ombre faisait face à un rectangle vide – un croquis qui rejoindra les dizaines d’autres ratés dans la pochette brouillons de l’artiste.
La jeune fille aux cheveux blonds ne savait pas pourquoi elle avait perdu son temps à essayer de représenter cet homme. Elle avait pourtant deviné que ça n’allait durer que quelques secondes. Il était entré dans le parc d’un pas boiteux, la mine morose et le regard anxieux. Prêt à se jeter dans le grand vide… avait pensé Cloé. Les bras ballants, il avait clopiné jusqu’au cadre telle une marionnette tirée par des fils asymétriques. Une fois devant, il avait fermé les yeux, avait pris une profonde inspiration, puis avait plongé tête baissée.
Abracadabra, avait songé Cloé avec une certaine ironie.
Des scènes similaires, on pouvait en observer des dizaines par jour si on restait près d’un rectangle. Et c’était ce qu’elle faisait. Elle passait la plupart de son temps libre à contempler ces singularités, et à esquisser les derniers instants des fous qui osaient s’y aventurer.
Comme tout le monde, elle se souvenait parfaitement de la date où tout ce joyeux bordel avait commencé. C’était deux ans plus tôt – le 6 novembre 2024. Gerald Newfort avait partagé une vidéo sur Twitter dans laquelle on pouvait apercevoir un grand rectangle aux bords verts luminescents flotter dans les airs, à quelques centimètres de la surface de la mer Méditerranée.
Le bras tendu vers l’avant, le célèbre skipper avait commenté : je n’ai jamais vu ça de toute ma vie ! Une mouette a franchi le cadre, et elle a disparu ! Juste là, à cet endroit ! Ce n’est pas du fake ! Elle a vraiment disparu !

Personne n’y a cru.
Un simple montage, ma petite sœur sait faire la même chose. Elle a 9 ans, a répondu un internaute. Quatre néons verts et les fans de Star Trek s’enflamment, a commenté un autre.
48 heures plus tard, le navire de Gerald Newfort a été retrouvé au large des côtes maltaises – vide. La vidéo et le message du skipper ont été effacés, ainsi que son compte twitter. L’affaire a fait beaucoup de bruit au cours des jours suivants, puis a rapidement rejoint le monstre du loch Ness et la théorie de la terre plate dans les méandres complotistes d’internet.
L’histoire aurait pu s’arrêter là, seulement, le 3 janvier 2028, un rectangle lumineux semblable à celui de la vidéo de Gerald Newfort est subitement apparu au beau milieu d’un axe principal de la ville de Munich. Les journaux télévisés ont fait savoir que cinq voitures et une moto l’avaient traversé avant de provoquer un carambolage.
Leurs passagers avaient tous disparu.
Très vite, la zone a été quadrillée par des militaires, et interdite d’accès au public. Les théories ont fusé par milliers – expérience scientifique ratée, déformation de l’espace-temps, intervention extraterrestre ou même présage divin, tous les scénarios ont été envisagés en moins de 24 h.
Trois lunes plus tard, un nouveau rectangle a été signalé dans un champ de Viatskoïe, puis encore un autre dans un centre commercial d’Oklahoma City, puis encore un autre sur un chantier d’Owariasashi, et encore un autre…
17 891 rectangles recensés, pensa Cloé, le regard fixe en direction de la pile de vêtements gisant sur le sol.
C’était le chiffre donné par les informations du matin. Des rectangles disparaissaient, mais de nouveaux faisaient leur apparition ailleurs tous les jours. S’ils n’étaient pas problématiques pour les objets, ils aspiraient tous les êtres vivants qui osaient s’y frotter. Personne ne savait ce qu’ils étaient, ni même pourquoi ils étaient.
Des fosses à espoir, se dit Cloé. Des trous rectangulaires comme le fond des tombes.
« Joli dessin ! »
La jeune fille sursauta et se retourna. Un homme d’un certain âge se tenait debout derrière elle. Il avait une belle moustache qui, en plus d’être extraordinairement longue, était entortillée aux extrémités comme un bonbon à la réglisse.
« Désolé si je t’ai fait peur, s’excusa-t-il. Je passais juste par-là, quand j’ai remarqué ton croquis. » Il pointa le bout de sa canne en direction des genoux de Cloé. « Il est ébauché, mais il raconte énormément de choses. Tu es douée. »
Cloé suivit son regard et considéra son œuvre d’un œil incrédule.
« Oui, peut-être… Je ne sais pas. Ce n’est qu’une ombre devant un rectangle. Même un gamin de 6 ans pourrait faire mieux.
— Je ne pense pas, fit l’inconnu en s’avançant à côté de Cloé. Ce n’est pas un simple dessin, c’est une multitude de coups de crayon. » Il mima la chose comme s’il peignait le vent. « Tac, tac, tac, tac… Ça paraît rudimentaire, et pourtant, c’est bien plus compliqué qu’on ne peut le croire. Ce que tu fais a du sens, et on le remarque au premier coup d’œil. Tu es une authentique artiste. Ce n’est pas facile de représenter ce qui est insaisissable… » Il posa son attention sur le véritable rectangle – dressé debout au milieu du parc telle l’œuvre abstraite d’un sculpteur au nom imprononçable. Il plissa les yeux et étira sa longe moustache. « 93…
— De quoi ? » lâcha Cloé en fronçant les sourcils.
L’inconnu fit un geste de la tête.
« Là, c’est la porte 93.
— Comment est-ce que vous le savez ?
— Parce que je le sais. J’habite juste à côté, et j’ai pour habitude de lire les journaux du quartier. C’est la 93e porte qui a été recensée. L’une des 100 premières – l’une des plus anciennes. Ça fait deux ans, et elle n’a toujours pas disparu.
— Une porte ? grimaça Cloé comme si ce mot lui écorchait l’esprit. Qui vous dit que c’est une porte ? Si ça se trouve, il n’y a rien de l’autre côté.
— C’est vrai, concéda l’inconnu. Mais une porte est une ouverture par laquelle on peut entrer ou sortir. Si de ce côté, je peux sortir, alors c’est une porte. »
Cloé considéra la chose et haussa les épaules.
« Vu comme ça, ce n’est pas faux. Mais quand même, je ne perçois pas ça comme une porte…
— Alors quelle en est ta conception ? demanda l’homme d’un air intéressé. Cette ombre sur ton dessin, elle s’apprête bien à franchir une ouverture, non ? Ce rectangle, là, qu’est-ce que c’est, si ce n’est pas une porte ? »
Cloé se gratta la tête.
« C’est une sorte d’horizon, dit-elle. Quelque chose qu’on ne peut pas comprendre, quelque chose qu’on ne peut atteindre qu’une seule fois, mais qu’il nous est impossible de saisir, quelque chose comme la frontière entre la vie et la mort… Mais je préfère encore dire que c’est un rectangle. Oui, pourquoi chercher à complexifier ? Un rectangle, c’est tout ce qu’il y a de plus concret. »
L’homme sourit. Ses yeux étincelèrent.
« J’aime beaucoup ton raisonnement. Et d’après toi, si je décide de dépasser cet horizon, ce rectangle, que se passera-t-il ?
— Vous disparaitrez. C’est tout.
— C’est vrai, je disparaitrai de ce monde, fit l’inconnu en hochant la tête. Mais je réapparaitrai forcément ailleurs. Lorsqu’on sort d’un espace, c’est pour entrer dans un nouvel espace. Lorsqu’on franchit une porte, on ne s’évapore pas dans l’entrebâillement.
— Et pourquoi pas ?
— Parce que… Rien ne se perd, rien ne se crée : tout se transforme. C’est Lavoisier qui l’a dit. Nous ne pouvons pas nous volatiliser comme si nous n’avions jamais existé, le monde est ainsi fait. Nous naissons de la terre et, à notre mort, nous retournons à la terre. Peut-être en chair putréfiée, en cendres ou en molécules, mais nous ne disparaissons pas. Ça fait partie des lois de l’univers. » Il s’humecta les lèvres. « C’est une porte, et il y a bien quelque chose derrière. »
Cloé eut un rictus. Elle secoua la tête.
« OK… Si j’ai bien compris, vous avez l’intention de la franchir un de ces jours ?
— Celui-là ou celui de la ville voisine, oui. Je préfère ça à la mort. Je suis curieux. Si c’est une porte, et je suis persuadé que c’en est une, alors j’aimerais bien voir ce qu’il y a de l’autre côté. Qui sait ? Peut-être qu’ici c’est l’enfer, et que là-bas, c’est le paradis. »
L’inconnu esquissa un sourire rêveur que Cloé lui arracha.
« Je ne crois pas, non, dit-elle.
— Quoi ?
— Vous savez ce que je pense ? Je pense que nous vivons dans une simulation, et que ces rectangles, là, ils proviennent d’une sorte de système d’épuration — un peu comme un logiciel qui supprime les données inutiles. Je pense que c’est juste un filtre, une passoire – un tamis virtuel. »
L’inconnu rejeta l’idée avec un rire méprisant.
« Pff ! Une simulation ? Les jeunes ne savent plus quoi inventer de nos jours… Toi, tu as trop traîné sur des sites foireux comme daprèsvous .com – là où des hypothèses débiles fleurissent comme des coquelicots.
— Et pourquoi ça ne serait pas possible ? s’offusqua Cloé.
— M’enfin, regarde autour de toi ! Est-ce que ça ressemble à une simulation ? » L’homme tira la manche de sa veste. « Si je me coupe un bras, il y a des os, de la chair, des veines à l’intérieur. C’est bien trop détaillé pour être imaginé. C’est la réalité, ma petite. »
Son ton était devenu condescendant, ce qui exaspéra Cloé.
« Et si votre bras n’était pas rempli de toutes ces choses avant que vous ne le tranchiez ? rétorqua-t-elle. Peut-être qu’il est vide, et que tout ce que vous venez de dire n’apparait que si vous le coupez. Comment pouvez-vous le savoir ? Nous avons bien simulé la vie dans un jeu qui s’appelle les Sims. C’est peut-être rudimentaire, mais si ça se trouve, dans un ou deux siècles nous serons capables de coder un véritable monde virtuel, avec des possibilités illimitées et des personnages conscients. Alors, pourquoi une intelligence supérieure n’aurait-elle pas créé le nôtre ?
— Pourquoi l’aurait-elle fait ?
— Je ne sais pas. Pour s’amuser, pour récolter des données, pour passer le temps, ou autre chose que nous ne pouvons pas expliquer… Quand un oiseau vous voit en train de scroller sur votre portable, il ne comprend pas ce que vous faites. Et pourtant, pour vous, ça a du sens. Si nous sommes bels et bien dans une simulation, alors le concept même d’une entité supérieure nous dépasse… »
L’inconnu la condamna du regard comme un professeur le ferait avec un élève tapageur.
« Je pensais que t’en avais un peu dans le crâne, mais je me suis trompé. Tu es ridicule, ma petite. »
Cloé ferma son calepin et le fit claquer au sol, à côté d’elle.
« C’est vous qui êtes ridicule ! Vous espérez que c’est une porte sortie, parce que ça vous arrange de le croire. Ça vous permet de ne pas voir la mort en face. Vous vous dites qu’une seconde existence vous attend, là, de l’autre côté. Mais il n’y a rien. Vous serez juste… effacé.
— Tss… C’est n’importe quoi. » Le vieil homme balaya l’idée de la main, se retourna et s’éloigna. « J’ai perdu assez de temps comme ça. Ça ne sert à rien de parler avec des gens comme toi, mon chien a plus de conversation. »
Cloé se saisit d’une poignée de feuilles mortes, se leva et la lança dans sa direction.
« Croyez-le ou non ! Je n’en ai rien à foutre, vieux croutons ! Vous feriez mieux de profiter de cette vie, plutôt que de rêver de la prochaine ! »
Elle soupira et secoua la tête en regardant l’inconnu sortir du parc. Elle ramassa son calepin et rangea ses affaires dans sa sacoche. Elle s’apprêtait à partir lorsqu’elle remarqua la présence d’une mère tenant son bébé serré contre elle. Il était chaudement emmailloté dans ses bras. Cloé aurait pu l’ignorer, mais quelque chose l’inquiétait. Elle avait un mauvais pressentiment – le même genre qu’elle avait eu quand l’homme au chapeau était entré dans le parc. Elle observa la femme se déplacer doucement sur les graviers, entre les arbres et les haies. Celle-ci fredonnait tout en berçant son nouveau-né. Un instant, son regard se posa sur Cloé qui, pris au fait, détourna aussitôt la tête.
Non, je me fais des idées, se dit-elle. Personne n’est assez monstrueux pour se débarrasser de son bébé.
Si, bien sûr que si, et elle le savait. Des vidéos sur les rectangles circulaient. Des enfants en tabassaient d’autres avant de les y balancer « juste pour rigoler ». Des gens horribles y jetaient des animaux, des chiens, des chats et des oiseaux. Des sectes y faisaient des sacrifices. Des criminels s’en servaient pour se débarrasser des corps de leurs morts… Les rectangles gommaient tous ceux qui les touchaient, sans distinction – innocents, victimes et coupables.
Cloé serra son poing sur la lanière de sa sacoche.
Effacés de la tête aux pieds. Comme s’ils n’avaient existé, songea-t-elle.
Des pleurs la firent sortir de ses pensées. Elle se retourna et vit que la femme était plantée devant le rectangle. La lumière verte du cadre peignait sa peau, ainsi que celle de son bébé, d’une nuance terne et froide comme un soir de pleine lune. D’un geste brusque, Cloé fit demi-tour et se précipita à sa rencontre.
« Non ! Arrêtez ! » cria-t-elle.
La femme ne sembla pas la remarquer. Immobile, le visage dépouillé de toute expression, elle avait l’air comme hypnotisée, perdue dans des abysses sans fond. Cloé la rejoignit et l’attrapa par le bras. Elle croisa son regard vide.
« Qu’est-ce que vous faites ? » lâcha-t-elle d’un ton mêlant inquiétude et colère.
La femme reprit vie. D’un mouvement brusque, elle se détacha de l’emprise de la jeune fille.
« Laissez-moi tranquille ! Il n’y a rien pour moi de ce côté de la porte », clama-t-elle.
Elle fit un pas avant vers le rectangle. Cloé l’attrapa par l’échancrure de son manteau et tenta de lui arracher son bébé des mains.
« Non ! Faites ce que vous voulez, mais cet enfant n’a rien demandé ! s’écria-t-elle.
— Lâchez-le ! hurla la femme. Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Je ne partirai pas sans lui !
— Alors vous le condamnerez !
— Qui vous dit que ce n’est pas mieux de l’autre côté ?
— Qui vous dit que ce n’est pas pire ? Donnez-moi ce bébé ! »
Cloé tira d’un seul coup et parvint à récupérer l’enfant qui se mit à hurler. La femme tituba en arrière et tomba sur les fesses.
« Rendez-moi mon bébé !
— Certainement pas ! refusa Cloé. Suicidez-vous si ça vous chante ! Mais ne lui faites pas subir votre folie ! »
La femme se releva. Les traits creusés comme des coups de couteau, la chevelure hirsute, elle ressemblait à un vieux balai sorti du placard d’un asile.
« Ce n’est pas mon enfant ! avoua-t-elle sans sourciller. Non, moi je suis stérile. Mais si un autre monde existe, j’aimerais le partager avec quelqu’un. Vous n’avez pas le droit de me le retirer. J’ai besoin de lui. »
Cloé la considéra avec stupeur.
« Quoi ? Comment pouvez-vous… »
La femme se jeta sur elle. En voulant l’éviter, Cloé posa le pied sur le borsalino abandonné et glissa sur la pile de linge. Elle vacilla en arrière et le bambin lui échappa des mains. Son dos se cambra et sa tête suivit le mouvement. Cloé vit la cime des arbres colorée par l’automne, puis les nuages grisonnants d’un jour d’enterrement, et enfin, un trait de lumière, droit et long comme un néon vert. D’un seul coup, tout ne devint plus que ténèbres.
À côté du borsalino gisait une nouvelle pile de vêtements, une sacoche, et un calepin bon marché que le vent s’amusa à feuilleter…
Des ombres et un rectangle esseulé.
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Une réflexion au sujet de « PORTE 93 »
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