Cadeau empoisonné
Auteur : Valentin Auwercx
Genre : Thriller / Horreur
Longueur : 11 675 mots
Thèmes abordés : Noël, consommation
Résumé : Alors qu’un inspecteur pense tomber sur la plus grosse affaire de sa carrière, le principal suspect lui raconte l’Histoire d’un cadeau particulièrement empoisonné.
Quand le diable s’invite sous le sapin, la magie de Noël se transmet de la plus mortelle des façons.
{Histoire disponible dans son entièreté}
INTRODUCTION
Il y a des Noëls dont on se passerait bien. C’est ce que pense l’inspecteur Vinci en ce 25 décembre 2019, alors qu’il sort d’une petite maison londonienne sans prétention. L’histoire qu’il vient d’entendre est abracadabrantesque. Il a du mal à y croire, mais il y a les faits – des lettres et des chiffres en trop. Pourquoi ce gars aurait-il monté en neige des œufs aussi pourris ? se demande-t-il. Son visage est pâle comme un linceul, et son cœur est accablé d’une tachycardie soudaine. Si ce qu’il vient d’entendre est vrai, alors ce Noël est son dernier.
Ross Vinci adore la saison du gros bonhomme rouge à la hotte généreuse. À l’inverse de beaucoup de monde, l’Hiver, c’est son truc. Le froid ne le dérange pas, bien au contraire. Tel un ours, il se complait à rentrer dans sa grotte et à hiberner sous une montagne de couvertures bien chaudes. La neige est une bonne excuse pour ne pas mettre les pieds dehors, et au moins, la pelouse n’a pas besoin d’être tondue. L’Hiver, c’est le repos mérité du guerrier, répète-t-il à sa femme tous les ans – la belle affaire.
Lily Vinci est un joli brin de femme aux formes généreuses. Contrairement à son Mari, la quarantaine ne l’a pas rendue pantouflarde. Très coquète, elle chérit le soleil et son lot de crèmes à bronzer. Et puis, l’été, c’est la saison parfaite pour se débarrasser de leurs trois enfants : Gabriel, Luc et Sandra, tous entrés dans la pire période de leur vie (ou celle de leurs parents) – l’adolescence. Mais si le couple est à l’opposé sur le calendrier des saisons, il y a bien une date dans l’année sur laquelle ils sont d’accord : le jour de Noël.
Ross, tout comme Lily, affectionne particulièrement le matin de Noël. Celui où l’ont se réveille tôt, les yeux collés, les chaussettes à l’envers et l’épi au crâne. Ce moment où on se retrouve au pied du sapin, où une multitude de cadeaux ont poussé comme des champignons dans la nuit. Si Ross adore faire tomber l’emballage, il aime par-dessus tout assister aux réactions de ses enfants. Chaque nœud tiré est un sourire, chaque triangle de papier déchiré est un œil qui pétille. Quand le cadeau est découvert, il y a la surprise au fond du paquet, mais surtout, sur le visage de ses gosses – un air de merveilleux.
Des câlins et des sourires. D’après Ross, ce sont les principaux ingrédients qui font la magie de Noël. Bien entendu, sortir le portefeuille y contribue – plongez votre carte bancaire dans le chaudron et la potion doublera. Mais pas besoin d’avoir les poches pleines pour passer un magnifique Noël en famille. Le plus grand des cadeaux se trouve dans un moment de partage sans prétention.
Quand Ross se réveilla, en ce matin du 25 décembre 2019, ce ne fut pas pour ouvrir les paquets. Son portable sonna à six heures – bien avant que ses enfants ne sautent traditionnellement sur son lit en criant « C’est Noël ! ».
Ross, à moitié endormi, se donna quand même la peine de regarder l’écran lumineux de son téléphone. Les yeux plissés, brulés par la lumière bleue, il pouvait y lire le nom de son collègue : Raphaël Gingeroy.
Mister gingembre… pensa-t-il. Après une franche hésitation, il finit par décrocher.
« Qu’est-ce qu’il y a Raph ? demanda-t-il d’une voix migraineuse – sans même dire bonjour. T’as perdu ton calendar ou quoi ?
— J’sais que le père Noël vient de ramoner la cheminée, mais ça se passe au bout de ta rue, Ross, lui répondit-il.
— Merde… » Ross grimaça et soulagea une soudaine migraine en se frottant le front du bout des doigts. « J’espère que ça peut attendre jusqu’à midi.
— Tu te doutes bien que si je t’appelle à cette heure-ci, c’est que c’est plutôt urgent.»
Lily, allongée à côté, entendit son mari parler. Elle se retourna et remarqua qu’il était au téléphone. Elle le regarda avec inquiétude. Ross leva les yeux au ciel, soupira et, d’un bref mouvement de tête, fit signe à sa femme que ce n’était pas bon.
« C’est le matin de Noël, Raph. Mes gosses ne sont même pas encore levés.
— Je sais, Ross. Mais si ça peut te consoler, l’affaire qui t’attend au 66 Carmelt Street est un cadeau en or. » Il marqua un court silence, puis reprit : « En or, on peut le dire.
— Au 66 Carmelt Street ? Mais c’est à une centaine de mètres de chez moi…
— Ouais, je t’ai dit que c’était dans ta rue. Une aubaine – tu seras peut-être même rentré avant que la dinde soit posée sur la table. » Raphaël marqua une pause. « Quoique, j’en doute. Ce n’est pas une enquête ordinaire.
— Comment ça ? Tu peux me dresser la table, s’il te plaît ?
— C’est en lien avec l’affaire Golden fire.
— Quoi ? Le plus grand casse de l’Histoire ?
— Ouais. Tu ne me croiras jamais quand je te dirais où on a retrouvé une partie du butin. »
1
Ross Vinci se rendit au soixante-six Carmelt Street à pied, sous la lumière de la lune, des lampadaires et des guirlandes lumineuses de Noël. Il avait beaucoup neigé la nuit du réveillon et le trottoir n’avait pas été déblayé. Malgré la faible distance qui séparait sa maison de celle où il devait se rendre, l’inspecteur avait enfilé une profonde paire de bottes noires – de quoi s’enfoncer jusqu’aux genoux sans craindre d’avoir les chaussettes mouillées. Soucieux du froid, il s’était vêtu d’un long manteau bleu nuit et d’une épaisse écharpe laineuse. Même s’il avait pris la peine de se peigner, le vent avait vite fait de balayer ses fines mèches grises en arrière – mèches grises qui l’accablaient du sobriquet de « vieux » depuis ses trente ans.
Quand il arriva à la boite aux lettres du soixante-six, il ne prit pas la peine d’y lire le numéro. Il savait que c’était cette maison-là. Pas besoin d’être inspecteur pour le deviner, deux voitures de police aux couleurs peu discrètes – blanc, bleu et jaune fluorescent – étaient garées sur le trottoir face à la petite demeure. Je crois bien que la fête est ici, pensa Ross.
Il suivit les nombreux pas déjà fondus dans la neige et contourna des pléthores de flocons accumulés par le vent en marge de la chaussée. Il rejoignit vite le perron de la maison et prit quand même la peine de sonner. Ce n’est pas parce qu’on dispose d’une jolie carte avec un écusson doré qu’on peut se passer de politesse, disait-il souvent.
Attendant que quelqu’un vienne lui ouvrir, il examina la façade. L’habitation était une vieille demeure en briques rouges au toit recouvert d’ardoises. Ross habitait depuis quelques années dans le quartier, mais il n’y avait jamais fait attention. Il y a des endroits devant lesquels on passe tous les jours qu’on ne remarque jamais – ils n’ont d’intérêt que pour ceux qui les occupent. Ross estimait que la maison devait être là depuis une bonne cinquantaine d’années. Elle était bien entretenue, les murs n’étaient pas mousseux et les fenêtres, cadrées d’un alu anthracite, semblaient avoir été remplacées depuis peu. La porte d’entrée, sculptée dans une épaisse planche de chêne, était surement d’origine. Ross perdit son regard dans le creux de la belle couronne de sapin qui y était accroché, quand il entendit la clé tourner dans la serrure.
La porte s’ouvrit. C’était Raphaël – Mister Gingembre.
L’inspecteur Gingeroy était jeune. Pas seulement par son âge – si on considère qu’à 35 ans, on est encore de toute première fraîcheur – mais aussi par son physique de minot tout juste sorti de fac. Il avait les cheveux longs attachés en queue de cheval, la barbe bien taillée, et le sourire facile. Comme toujours, il s’était apprêté d’une chemise blanche cerclée de bretelles noires et d’un pantalon à carreaux bordant ses chaussures italiennes avec classe. L’arrogance même, pensa Ross en le voyant. L’inspecteur Vinci jalousait Raph. Il ne l’avouerait jamais, mais il enviait Mister Gingembre pour sa jeunesse – celle qu’on lui avait dérobée trop tôt.
« Ross, salua l’inspecteur Gingeroy d’un mouvement de tête.
— Raph, répondit celui-ci de la même manière.
— T’as fait vite.
— Ouais, je n’ai pas pris le temps de mettre les tartines au toaster – si tu vois ce que je veux dire. » Ross tira son écharpe du tour de son cou. « Plus vite j’en aurais fini ici, plus vite je pourrais rejoindre ma femme et mes gosses au pied du sapin.
— Je comprends », acquiesça Raph. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. « Il n’y en aura pas pour longtemps, on a déjà mâché une bonne partie du travail. Tu entres ?
— J’attendais que tu m’y invites. »
Ross mit les pieds dans le Hall d’entrée. C’était une petite pièce aux murs orange où un porte-manteau bien chargé tenait compagnie à une corbeille de parapluies variés et à une vieille commode. Ross retira son manteau et l’accrocha avec les autres en compagnie de son écharpe. Il considéra ses bottes et remarqua que Raph aussi.
« Elles sont pleines de neige, indiqua-t-il sous le regard réprobateur de Mister Gingembre. J’aurais peut-être dû m’encombrer d’une paire de chaussures. »
Il se frotta les pieds sur le paillasson de l’entrée et y laissa quelques flocons. « Je crois qu’il va falloir attendre que ça fonde.
— Ne dis pas n’importe quoi, Ross. T’as vu l’état du sol ? On n’a pas attendu que tu viennes pour tout saloper. »
En effet, Ross remarqua que le carrelage n’était plus blanc, mais marbré de taches de pas marron.
« Allez, suis-moi ! dit Raph en agitant une main en l’air. Ça se passe dans le salon.
— T’avais vraiment besoin de moi pour cette affaire ? demanda Ross.
— Ouais. Ce n’est pas aussi simple que ça en a l’air. Si je suis plutôt bon pour rassembler les ingrédients, toi, t’as la technique pour cuisiner les témoins. Et là… »
Ross et Raph franchirent l’encadrement de la porte qui mène au salon. Dans la grande pièce aux murs jaunes, une dizaine de personnes bien habillées étaient gentiment assises autour d’une table couverte d’assiettes et de bouteilles vides – résultat d’une fête bien arrosée.
« J’en ai un paquet », termina Raphaël en posant ses poings sur ses hanches.
L’inspecteur Vinci scruta l’endroit d’un œil avisé. Deux policiers étaient à la relève d’empreintes chez les témoins, tandis que deux autres, poches plastiques en main gantée, s’affairaient à la cueillette d’indices autour d’un grand sapin blanc décoré d’accessoires – tous de couleur bleue. Dessous, de nombreux cartons étaient entrouverts. Ils gisaient au milieu d’une marre de papier cadeau à tendance festive. D’où il était, Ross pouvait voir une bonne partie des surprises – un vinyle de Johnny Cash, une théière en verre, un tee-shirt ACDC, un scrabble, une batterie portable… Il grimaça quand il aperçut une paire de gros chaussons roses à paillettes en forme de licorne. Pauvre femme… pensa-t-il.
« T’as remarqué, s’en amusa Raph. Ils ont fait un tirage au sort pour les cadeaux. La nana qui a reçu celui-ci n’aurait pas dû mettre son nom dans le chapeau. »
Ross sourit.
« C’est sûr que celui qui s’est vu offrir le magot a eu beaucoup plus de chance », dit-il.
Il parcourut la table du regard. Autour d’une bûche bien entamée, d’assiettes tâchées de chocolat raclé à la cuillère, de bouteilles et de coupes de champagne aux bulles envolées, cinq femmes et six hommes semblaient éreintés. Une dame rousse, avachie sur la nappe, la tête posée sur ses bras, semblait endormie. Deux gars et un vieil homme robuste, bras ballants de chaque côté de leur chaise, l’étaient – le plus imposant se permettant même de ronfler.
« Ils ont fait nuit blanche, indiqua Raph.
— Ouais, et je ne vois pas de bouteille d’eau sur la table », releva Ross.
Parmi les sept survivants, deux avaient les doigts dans l’encre, un jouait nerveusement avec un bouchon de champagne et des cure-dents, trois curieux observaient les inspecteurs, et le dernier, penché en avant sur sa chaise, mains jointes, fixait le sol d’un air hagard.
« C’est ce gars-là, indiqua Ross d’un mouvement de tête. C’est lui l’heureux gagnant. »
Raphaël suivit son regard.
« Math Winter, prononça-t-il. C’est bien le nom de ce gars qu’on a retrouvé accroché au papier cadeau. Comment est-ce que t’as deviné ?
— Je ne sais pas, avoua Ross, j’ai ressenti un frisson dans la nuque quand je l’ai vu.
— L’implacable instinct de l’inspecteur Vinci, ironisa Raph. Un véritable don, ou peut-être juste un courant d’air. »
Il fit signe qu’un policier venait de sortir par la porte principale.
« Appelle ça comme tu veux, dit Ross en haussant les épaules. Ce gars ne m’inspire pas la joie d’une fête de Noël.
— Compréhensible, non ? Il était à deux doigts de toucher le pactole, mais le père Noël n’a pas été très malin. »
Ross examina du regard le principal suspect. C’était un jeune homme qui devait baigner dans les âges de Raphaël – la trentaine, pas plus. Impeccablement rasé, les cheveux longs coiffés en arrière sur le dessus – courts sur les côtés –, il était vêtu d’une chemise à carreaux entrouverte sur un tee-shirt imprimé d’une photo du groupe Queen. L’inspecteur Vinci remarqua qu’il portait des boots Timber – exactement la même paire que son plus vieux fils lui avait réclamée pour Noël. Trois cent quarante-cinq livres, se souvint-il. À ce prix-là, il ne vaut mieux pas traîner dans la neige avec. Le jeune homme leva les yeux et croisa le regard de l’inspecteur. Ces iris, aux contours rougis par la fatigue, étaient colorés d’un bleu profond.
« Comment est-ce qu’il s’appelle déjà ? demanda Ross.
— Math Winter, répéta Raphaël. Tu veux que je te le prononce une troisième fois ou est-ce que t’as besoin de prendre tes cachets avant ? »
Ross, pensif, ne releva pas la remarque. Winter, hein ?
« Est-ce que tu l’as interrogé ? demanda-t-il.
— Winter ? Non, pas encore. J’ai parlé avec ce gars, là-bas. » D’un rapide geste de la main, Raphaël désigna une des trois personnes qui étaient en train de les regarder – un gros bonhomme chauve qui tapotait ses doigts sur la table avec nonchalance. « Anton Fargs. C’est lui qui a ouvert le paquet – par accident. Une aubaine pour nous, le gaillard fait aussi partie de la police. Lui et sa femme sont de Brighton. » Il désigna du doigt une petite blonde assez forte qui était en train d’essuyer ses doigts tachés d’encre sur une serviette. « Ils ont fait la route jusqu’ici pour fêter le réveillon de Noël. Ils ne se doutaient pas que la fête allait se terminer de la sorte. »
L’inspecteur Gingeroy sortit un mouchoir de tissu de la poche de son pantalon et se moucha discrètement dedans.
« T’as pris froid Raph ? Maman ne t’a pas bien bordé hier soir ? s’en amusa Ross.
— C’est tous les ans pareil. Dès que la neige touche le sol, j’ai la coulante au nez. » Il s’essuya les narines sur son mouchoir, et Ross remarqua qu’il avait le bout du nez rougi par l’irritation. Après avoir soigneusement replié, puis rangé son morceau de tissu, il reprit : « La jolie rousse qui est en train de dormir sur la table s’appelle Margaux Fargs, c’est la sœur d’Anton, mais aussi la petite amie de Math Winter. Ça fait trois ans qu’ils sortent ensemble, nous sommes dans leur maison.
— Et les autres ? questionna Ross.
— Des cousins et des cousines de Margaux – personne de la famille de Math. Je n’en sais pas encore plus que ça. J’ai juste mangé le carré de chocolat qu’il y avait sur le gâteau, je t’attendais pour me mettre à table.
— Et le chocolat, il dit quoi ?
— Il dit que c’était un Noël surprise. Margaux Fargs devait passer son réveillon avec sa famille, à Brighton. Winter travaillait tard hier soir et il ne pouvait pas l’accompagner. Le gars allait passer son réveillon tout seul quand quelqu’un a sonné à la porte. Il ne s’attendait pas à ce que sa petite amie rameute toute sa belle-famille chez lui. D’après Anton, Math n’avait pas eu l’air très enchanté de les accueillir le soir de Noël. Mais ça ne veut rien dire, Math est un grand solitaire, il aime bien sa tranquillité, m’a-t-il dit.
— Et le fameux cadeau ?
— Apparemment, personne ne l’avait remarqué avant ce matin. Pourtant, c’était le plus gros. Anton ne sait pas s’il était déjà sous le sapin quand ils sont arrivés, mais il dit que non – que si ça avait été le cas, il l’aurait tout de suite vu.
— Alors, c’est un invité qui l’a ramené ? »
Mister Gingembre grimaça.
« Non, je ne pense pas. Un cadeau de vingt-quatre kilos, ça ne se porte pas tout seul.
— Mouais, sauf si on a de bons bras. Peut-être que quelqu’un l’a déposé là pendant la nuit.
— Qui, le père Noël ? » Raphaël esquissa un sourire. « Au cas où tu l’aurais oublié, cette bande de joyeux fêtards n’a pas fermé l’œil de la nuit.
— Ah oui… Sacré problème, en convint Ross. Et comment ont-ils découvert ce qu’il y avait dans le paquet ? C’est Winter qui l’a ouvert ?
— Non, c’était un accident. Le petit groupe s’était mis d’accord pour ouvrir les cadeaux ce matin, vers trois heures. Vu que Winter n’était pas au courant pour le tirage au sort, sa petite amie a pioché un nom à sa place. Elle a dû acheter deux cadeaux, un pour sa belle-sœur et un pour son cousin – la théière en verre et le vinyle de Cash.
— Une petite copine comme on en rêve… Et qui a pioché le nom de Winter ?
— C’est ça le plus étrange, Ross. Personne n’a pioché son nom. Apparemment, il était dans le chapeau – Anton l’avait écrit et plié devant tout le monde –, mais personne ne l’a pioché. Margaux, en revanche… Elle a reçu deux cadeaux – son nom est ressorti deux fois.
— Deux fois ? Et personne ne s’en est rendu compte au tirage au sort ?
— Non, ils ont fait ça à un repas de famille, un mois plus tôt. Le truc le plus amusant dans ce genre de pratique, c’est de ne parler à personne du nom qu’on a pioché. Comme ça, on a une double surprise le jour de Noël – le cadeau et le père Noël avec.
— Mais alors, qui a offert le paquet à Winter ?
— À écouter Anton, personne ici. Mais moi je pense que c’est l’un des deux cousins qui a offert un cadeau à Margaux – Lucas Morris ou John Fargs. Impossible que le nom de la jolie rousse ressorte deux fois. Le garçon qui a pioché Winter a tenté de brouiller les pistes.
— Attends, attends, attends, le stoppa Ross en se grattant le front. Je ne comprends pas bien là, pourquoi un cousin de Margaux aurait offert un truc aussi gros à Winter ?
— Je ne sais pas, confia Raph en haussant les épaules. Peut-être pour lui causer des problèmes. Quand ils ont ouvert tous les cadeaux, à la fin, il ne restait plus que celui de Winter. Anton m’a dit que Math ne voulait pas l’ouvrir, qu’il ne se sentait pas bien et qu’il avait besoin de sortir prendre l’air. Mais dans l’euphorie, le petit groupe a insisté pour qu’il déballe son cadeau. Anton a voulu le prendre pour l’apporter à Winter, mais quand il l’a soulevé, le fond a cédé et les lingots ont dégringolé au pied du sapin.
— Une jolie montagne d’or, dit Ross qui s’imaginait très bien la scène. Quel choc ! Personne ne devait s’y attendre.
— Ouais, apparemment tout le monde est resté bouche-bée un bon moment. Anton, lui, a tout de suite reconnu le symbole gravé sur les lingots – GF pour Golden Fire. Après s’être concertés, les joyeux fêtards se sont mis d’accord pour prévenir la police.
— Même Winter ?
— Non. Anton m’a dit qu’il n’avait plus prononcé le moindre mot depuis que le paquet lui avait lâché dans les mains.
— Bizarre… Il savait peut-être ce qu’il y avait dedans.
— Ouais, c’est ce que je pense aussi. Ce gars a eu un comportement suspect dès que sa belle-famille s’est pointée chez lui, il en sait surement plus que tous les autres. »
Ross et Raphaël fixèrent Math Winter. Tous deux, immobiles à l’entrée du salon, mains dans les poches, avaient un drôle d’air pensif accroché au visage – l’air de quelqu’un qui tente d’assembler un puzzle sans en avoir toutes les pièces. Ross cligna des yeux plusieurs fois, puis tourna la tête vers Raph.
« Est-ce que ça te dérange si je commence par Winter ? » demanda-t-il.
Mister Gingembre sourit.
« Manger la cerise qu’il y a sur le gâteau avant le gâteau ? C’est ton truc ça, hein. Je t’en prie, fais-toi plaisir. Moi je préfère garder le meilleur pour la fin. »
2
Ross Vinci n’était pas le meilleur des inspecteurs. À vrai dire, il n’avait pas résolu plus d’affaires que le jeune Raphaël Gingeroy, mais ses collègues lui reconnaissaient un certain talent pour cueillir les témoignages. La recette de Ross n’était pourtant pas magique – mener la conversation autour d’un verre comme deux potes accoudés à un bar. Il fallait rester simple, authentique et faire comme si on connaissait le témoin depuis toujours – comme si on avait partagé son sac de billes avec lui dans la cour d’école. Si au premier abord, Math Winter semblait aussi renfermé qu’une huître fraîchement pêchée, Ross savait qu’une fois à table, il trouverait l’endroit juste où planter le couteau afin de l’ouvrir sans briser la coquille.
L’inspecteur s’avança vers le jeune homme qui semblait attendre sa venue depuis qu’il avait remarqué sa présence. Il lui tendit la main.
« Ross Vinci », se présenta-t-il.
Math Winter le considéra du regard. Il semblait hésiter à saisir la poigne de l’inspecteur. Ross connaissait bien ce temps de réflexion. Quand un gars de la police vous tend la main, il cache toujours une paire de menottes dans son dos, lisait-il dans les pensées de ses nouvelles connaissances. Malgré sa méfiance, Winter finit par saisir la main de l’inspecteur. Sa poigne était molle et sans enthousiasme – celle d’un homme abattu, ou d’un dépressif chronique, pensa Ross.
« Math Winter, prononça-t-il d’une voix monotone.
— Je sais qui vous êtes, Monsieur Winter, indiqua Ross. J’aimerais discuter avec vous en privé, ça ne vous dérange pas ?
— Ai-je vraiment le choix ? demanda Math.
— N’y voyait là aucune obligation. »
Math essaya de lire sur le visage de l’inspecteur Vinci. Il n’y discerna pas la moindre hostilité. Il baissa la tête, enfouit sa figure dans le creux de ses mains et soupira.
« C’est un beau Noël de merde », dit-il.
Ross acquiesça d’un léger hochement de tête. Il jeta un œil à sa montre – une vieille Festina rayée, cadeau d’un Noël de sa jeunesse –, puis il examina la table de banquet et aperçut une bouteille à moitié vide de Taittinger. Il s’en saisit.
« Si ça peut vous rassurer, ça ne m’enchante pas trop non plus d’être ici, confia-t-il. À cette heure-ci, je devrai être plongé dans les cadeaux avec ma petite famille. »
Math releva la tête et vit que l’inspecteur lui tendait la bouteille de champagne.
« Vous devez bien avoir deux verres propres qui traînent dans la cuisine, dit Ross, histoire d’égayer un peu la journée. »
Math répondit oui de la tête.
« Bien, alors allons discuter de nos problèmes par là-bas. Nous y serons plus tranquilles. »
3
Quand Ross Vinci franchit la porte de la cuisine, il découvrit que ses collègues de la police s’étaient déjà approprié les lieux. Le long plan de travail boisé, qui joignait une vieille gazinière franchement sale à un évier en inox bien rempli, était recouvert d’une bâche blanche plastique sur laquelle étaient étendus, par rangée de quatre, les vingt-quatre lingots d’or gravé du sigle de la Golden Fire Bank – GF. Un petit plot plastique jaune sur lequel était marqué 1 en gras était assis sur le tas bien brillant. Ross s’en approcha et examina de près les petites briques dorées d’un kilo – étalées dans la cuisine à la manière de modestes mottes de beurre.
« Incroyable… » laissa-t-il échapper.
Il remarqua que sous le sigle de la banque, chaque lingot était frappé de son poids – 0,999 kg – et d’une combinaison de chiffres et de lettres faisant foi de son pédigrée. Ses doigts effleurèrent presque l’or froid, quand il s’en empêcha d’un vif retrait du bras – pas question d’étaler ses empreintes grasses dessus.
« Ouais, votre collègue a réagi de la même façon quand il est arrivé », témoigna Math en se grattant le bras.
Ross le considéra un instant du regard. Les épaules voutées en avant, la tête baissée, Winter avait tout du mec introverti que son beau-frère avait décrit en quelques mots.
« Ces lingots, personne dans le monde ne s’attendait à remettre la main dessus un jour, dit Ross. Alors, apprendre qu’une bonne partie du butin de la Golden Fire Bank a été découvert au coin de ma rue… Je suis sous le choc. »
Math s’avança, ouvrit l’un des trois placards muraux accrochés au-dessus des lingots, puis en sortit deux petits verres ternes.
« Je comprends, moi aussi j’étais sous le choc la première fois que je les ai vus », confia-t-il. Il déposa les deux godets cristallins sur la petite table carrelée de la cuisine. « Je suis désolé, monsieur l’inspecteur. On ne dispose pas de beaucoup de vaisselle pour la réception. Tous nos plus beaux verres sont sur la table du salon, je n’ai plus que ça de propre.
— Pas grave. Ça fera amplement l’affaire. Mon oncle disait toujours : en s’en fout du contenant, l’important, c’est le contenu. Un litre en trois verres ou en six, ça reste un litre. »
Ross s’assit autour de la table et invita Math à faire de même. Le jeune Winter s’installa face à l’inspecteur pendant que celui-ci remplissait les deux verres.
« Je ne suis pas un grand fan de champagne, avoua Ross. Ce que je préfère dans les boissons à bulles, c’est la bière. J’aime bien la Guinness par exemple. Peu de gens l’apprécient parce qu’elle est épaisse et noire comme du pétrole, mais c’est ce qui en fait aussi son charme – sa personnalité imposante. » Il déposa la bouteille sur la table. « Mais bon, je ne vais pas faire le difficile, c’est du Taittinger quand même.
— Il est à peine 7 heures, inspecteur, releva Math en regardant l’horloge en forme de chat obèse accrochée dans la cuisine, ça ne vous dérange pas de prendre un verre d’alcool au petit déjeuner ? » Il fit glisser son godet jusqu’à lui. « Moi, je n’ai pas dormi, et on peut dire que je suis resté au dessert de la veille. Mais vous, vous avez encore la marque de l’oreiller dessinée sur la joue. Ce n’est pas très éthique pour un policier de s’en jeter un derrière la cravate en début de service, si ? »
Ross sourit et glissa une main sur son menton. Il ne s’était pas rasé depuis deux jours et sa barbe grisâtre bruissa sous ses doigts. Pas si introverti que ça, le Winter, se dit-il. Ou peut-être juste sur la défensive.
« Qui a dit que j’étais en service ? demanda-t-il. L’inspecteur Gingeroy, oui. Mais moi, si je suis là, c’est parce que je fais partie du voisinage. » Il ramena son verre à ses lèvres et sentit les bulles pétiller sous ses narines. « Je n’ai pas pour habitude de commencer ma journée au champagne, mais ce n’est pas tous les jours qu’on met la main sur une partie du plus gros magot jamais volé. »
Il leva son verre en direction de Math et en but quelques gorgées. Il reposa le godet, hoqueta et grimaça. Winter le regarda sans participer à l’évènement.
« Vous avez raison. Profitez de l’occasion, tant qu’il est encore temps, lâcha-t-il.
— Tant qu’il est encore temps ? répéta Ross en sourcillant. Pourquoi ? Vous n’allez pas m’apprendre que ces lingots sont en chocolat quand même ? »
Math détourna la tête sur le côté. Il semblait regretter ce qu’il venait de dire. Ross se pencha en avant.
« Est-ce que vous aimez les histoires, Monsieur Winter ? demanda-t-il. Pas du genre roman, ou bande dessinée, non, les bonnes anecdotes qui mènent à la réflexion. Vous aimez ? » Winter ne répondit pas. « Bon ce n’est pas grave, je vais vous la raconter quand même. Quand j’avais vingt-sept ans, ma femme avait invité sa famille à venir manger chez nous pour Noël. J’apprécie plutôt pas mal ma belle-famille. Le problème, c’est qu’ils offrent toujours des cadeaux bizarres. Cette année-là, ma belle-mère m’a offert un flamant rose de deux mètres en plastique, à planter dans mon jardin… » Il se laissa tomber en arrière contre le dossier de sa chaise et croisa les bras. « Un flamant rose de deux mètres ! Qui peut avoir une idée pareille ? Oh oui, à flâner dans les magasins de jardinage, ce bidule devait bien valoir dans les trois-cents livres. C’était une belle attention, mais ça restait une attention vraiment pourrie. Ce truc, c’était un sacré cadeau empoisonné. Si je le vendais, je prenais le risque d’offenser ma belle-mère, et si je le gardais… Bah, c’était qu’il était vraiment moche en plus. » Il attrapa son verre et se rinça la bouche d’une rasade. « Bref, j’ai fini par appeler le flamant rose Houdini – comme le magicien. Je l’ai toujours. Il reste planqué toute l’année dans le chalet au fond de mon jardin, et quand belle-maman se pointe… » Ross écarta les mains comme s’il y tenait un ballon invisible. « Pouf ! Il apparait au bord de la terrasse – comme par magie. »
Piqué par le récit, Math se décida à mettre son nez dans son verre.
« Et alors ? demanda-t-il. Que me vaut cette anecdote ? »
Ross Vinci laissa échapper un sourire de satisfaction.
« Je me doute bien que ce n’est pas vous qui avez volé ces lingots. Qui serait assez stupide pour s’offrir son propre butin à Noël, avec son nom écrit dessus, en plus ? Non, quelqu’un vous a offert ce cadeau, et pour le coup, c’est bien pire que mon flamant rose. Ce truc, c’est le plus empoisonné de tous les cadeaux. On ne peut l’offrir qu’à quelqu’un qu’on n’aime pas – vraiment pas. Quand tu le déballes devant tout le monde, tu n’as pas le temps de le planquer au fond du chalet que les emmerdes ont déjà commencé. »
Math considéra l’inspecteur un court instant sans rien dire, puis se pencha sur la table.
« Mais s’il n’y avait eu personne, dit-il. Si ma petite amie n’avait pas débarqué avec toute ma belle-famille, j’aurais pu cacher le magot dans mon cabanon de jardin. Peut-être que c’est-ce que je comptais faire, d’ailleurs. C’est ce que vous pensez, inspecteur ?
— Oui, c’est bien ce que je pense. Si le cadeau était déjà là avant l’arrivée surprise de chérie, c’est que le père Noël voulait vraiment vous gâter. Sinon, il y a un faux père Noël dans le salon, et celui-là ne vous porte pas dans son cœur. »
Math Winter fixa l’inspecteur d’un air amusé.
« Dans tous les cas, vous pensez que je sais qui est le père Noël. C’est ça ? »
Ross acquiesça d’un léger mouvement de tête. Un sourire pointa aux coins des lèvres de Winter.
« Et si je vous disais que le cadeau est apparu dans le salon comme par magie, vers minuit ?
— Je vous répondrais que vous tentez d’enguirlander le mauvais sapin.
— Et pourtant, c’est la vérité. Vous aimez les Histoires, inspecteur ? Parce que j’en ai une bonne à vous raconter. Reprenez un verre et installez-vous bien, vous ne me croirez jamais, et en même temps, vous serez bien obligé de me croire. »
4
Ross Vinci avait toujours adoré les Histoires – jusqu’à celle qu’il allait entendre. Pour un inspecteur de police, chaque témoignage est digne d’un roman. Bien entendu, quand on ouvre ce genre de bouquin juridique, pas question de sauter les pages, ni de passer par-dessus les longues descriptions somnolentes. Chaque mot est essentiel quand il sort de la bouche d’un témoin, chaque ponctuation – sur le bout de sa langue comme sur le bord de ses paupières – doit être considérée pendant le récit. C’est un moment aussi captivant qu’éprouvant. Un moment où, tout comme le lecteur, l’inspecteur doit rester attentif afin de ne pas être mené en bateau par le narrateur.
Face à l’air intéressé de l’inspecteur, Math Winter se détendit. Il se laissa tomber dans le fond de sa chaise et joignit ses mains sur la table.
« Je n’ai jamais aimé Noël, commença-t-il, même quand j’étais petit. Il faut dire que le père Noël ne m’a jamais vraiment gâté. Enfin, quand je parle du père Noël, je sous-entends mes parents – bien entendu. Mon père a toujours été cariste dans une usine de pièces automobiles, et ma mère était serveuse dans une petite brasserie londonienne. À deux, ils gagnaient à peine de quoi payer les charges et remplir le frigo pour le mois. Alors, quand j’entourais des jouets dans les revues de Noël, je ne me faisais pas d’illusions. Bien entendu, il y avait toujours l’espoir de découvrir un gros paquet sous le sapin, le jour de Noël. Espoir qui se brisait à chaque fois au moment de l’ouverture des cadeaux. Oh, je n’étais pas si malheureux que ça. Ma mère adorait faire les brocantes, et elle était plutôt douée pour marchander. J’avais quand même des jouets – ils n’étaient pas tous neufs, mais j’en avais.
« Bref, ma mère est décédée quand j’avais 9 ans. Elle avait pris pour habitude d’aller travailler en vélo – ça faisait des économies et c’était bon pour la planète. Mais un matin, un petit vieux l’a percutée de plein fouet avec sa Mercedes. Quand je raconte cette Histoire, on me dit tout le temps que c’est le destin. Qu’elle se trouvait au mauvais endroit, au mauvais moment. Ouais… Moi je crois surtout qu’on devrait arrêter de conduire à partir d’un certain âge. Le vieux avait 66 ans. Il avait encore toute sa tête, et sa vue était impeccable. Alors c’est sûr, quand c’est comme ça, on ne pense pas être un danger au volant. Sauf que le vieux avait des problèmes de circulation sanguine. Il a dit que sa jambe droite s’était paralysée d’un seul coup. Son pied est resté appuyé sur l’accélérateur, et il n’a pas pu s’arrêter au feu rouge. Le vélo a été ramassé à 15 mètres de la voiture – c’est pour vous dire la violence de l’impact. »
Ross but son verre sans s’en rendre compte. Il prit la bouteille et se fit la réflexion qu’il en était déjà à son troisième service.
« Votre Histoire est très intéressante, Monsieur Winter. Mais je ne vois pas où elle va nous mener.
— Est-ce que vous commencez un livre par son milieu, Monsieur l’Inspecteur ? lui demanda Math d’un air frustré. Je ne pense pas. Il faut toujours un début pour avoir une fin. Ne soyez pas impatient et laissez-moi poursuivre, vous allez vite comprendre. » Il attrapa son verre et se rinça la bouche avant de reprendre : « Le vieux à la jambe raide a renversé ma mère le 10 décembre 1989. Après l’accident, ce mois est devenu la période la plus triste de l’année – un genre de décembre noir. Si, du haut de mes 9 ans, il me restait toute la vie pour m’en remettre, mon père, lui n’avait pas cette chance. L’année suivante, il n’a pas sorti le sapin et ne m’a même pas demandé si je voulais des cadeaux. Je ne sais pas si j’aurais été heureux d’en avoir, de toute façon.
« Les années ont passé, et le deuil n’a jamais été effacé. Le sapin a pris la poussière dans le grenier avec toutes les autres joyeuses décorations. Mon père avait collé un « Stop Pub » sur la boite aux lettres – je ne voyais même plus passer les revues de Noël et leurs lots de jouets colorés. Le mois de décembre était devenu un mois comme les autres, à l’exception prêt qu’il y régnait une certaine monotonie – comme une odeur de cendres dans les narines que le premier janvier parvenait toujours à souffler – jusqu’au décembre d’après. » Math passa une main dans ses cheveux afin de les recoiffer en arrière. « Enfin, si je vous raconte tout ça, c’est pour vous expliquer que je n’ai jamais porté Noël dans mon cœur.
— Maintenant je comprends mieux pourquoi vous préférez passer Noël tout seul, acquiesça Ross. Votre père vous a donné l’habitude du « deuil de décembre ».
— Il y a 10 ans, je vous aurais répondu que oui – que c’est à cause de mon père que je n’apprécie pas Noël. Mais aujourd’hui, la raison est bien plus terrible… » Le regard de Math se perdit sur la table, il semblait plonger dans des souvenirs d’une profondeur infinie. Le visage vide, il dit : « En fait, j’ai même apprécié Noël durant une période – mais je l’ai vite regretté. »
Le silence prit une chaise entre l’inspecteur et son principal suspect. Ross examina Math d’un œil critique. Ce type en a lourd sur la conscience, pensa-t-il. Il a tout du genre de gars qui vous plombe le moral dès qu’il commence à parler de lui – le genre à venir vous voir avec la corde au cou, le genre à vous demander de resserrer le nœud…
« Je crois que votre Histoire commence à m’intriguer, Monsieur Winter », dit-il pour casser le silence.
Math releva les yeux et croisa le regard de l’inspecteur. Il resta muet un instant, puis poursuivit son récit :
« À cause de ses maigres revenus, mon père avait du mal à joindre les deux bouts. Du coup, la question des grandes études ne m’est jamais venue en tête. Dès mes 16 ans, papa m’a fait entrer dans son usine comme préparateur de commande. Ce n’était pas le pire travail – si on considère que porter des cartons de 20 kilos à longueur de journée n’est pas une corvée. Je n’y suis pas resté très longtemps, à 17 ans, un ami m’a proposé un poste dans une boite d’informatique – de la remise à neuf d’ordinateurs d’occasion. J’ai été formé sur le tas et j’y suis resté. D’ailleurs, j’y travaille toujours.
« À 20 ans, je suis tombé amoureux d’un jolie fille rencontrée dans une soirée. Alice, qu’elle s’appelait. C’était une Parisienne de 25 ans qui habitait en Angleterre depuis 6 ans – elle avait rejoint le pays pour un amour d’enfance. Quand j’ai fait sa connaissance, elle m’a appris qu’elle avait un petit garçon de 2 ans qui s’appelait Robin – une véritable bouille de joie ce petit gars. Ça ne m’a pas dérangé plus que ça – qu’elle ait un gosse. Alice était une femme mature qui restait confiante en toute situation. Elle m’a vite rassuré et, même si j’étais encore jeune, je dois dire qu’elle est parvenue à faire de moi un excellent beau-père. Nous sommes restés ensemble un peu plus d’un an, et je pense que nous le serions toujours, s’il n’y avait pas eu cet horrible accident.
— Un accident ? demanda Ross.
— Ouais, on arrive à la partie qui vous intéresse le plus, inspecteur – la partie la plus sombre de ma vie. Comme je vous disais à l’instant, nous sommes restés un peu plus d’un an ensemble avec Alice. Au cours de cette année, nous avons passé le plus merveilleux de tous mes Noëls. Malgré mon hostilité envers le gros bonhomme rouge, Alice avait réussi à me convaincre d’acheter un sapin. Le marchand m’avait vendu un Nordmann, je dois vous avouer que je n’avais jamais senti l’odeur de la pinède avant ce jour-là. Quand ma mère était encore de ce monde, tout ce que j’avais c’était un vieux sapin artificiel que mon père descendait du grenier tous les ans. Je ne m’en étais jamais plaint, mais il faut avouer que ça n’a pas le même charme qu’un vrai sapin – si on met de côté la tronçonneuse, bien entendu.
« Nous avons installé l’arbre dans le salon d’Alice, c’était trop petit chez moi. Elle, elle travaillait dans une boite d’assurance dont je ne me rappelle plus le nom. Elle gagnait plutôt pas mal et logeait avec son fils dans un grand appartement, au nord de Londres. Nous avons décoré le sapin avec Robin. Le gosse était vraiment heureux de jouer dans les guirlandes et d’accrocher les boules aux branches. Moi aussi, j’étais heureux. Ça faisait bien longtemps que je n’avais pas souri un mois de décembre. Nous avons fêté ce Noël à trois. La famille d’Alice était restée en France, et Alice ne voulait pas partir à Paris en me sachant seul à Londres. Si j’avais su, je l’aurais poussée dans l’Eurostar… »
Math marqua un temps d’arrêt. Il enfonça ses doigts dans ses cheveux, ferma son poing dessus, les tira légèrement, puis les repoussa en arrière. Ross y vit l’expression de sa douleur.
« Le matin de Noël, il y avait plein de cadeaux sous le sapin, reprit Math. Je n’ai pas pu m’empêcher de prendre des photos avec mon téléphone tellement je trouvais ça énorme. Je me doutais bien que des gosses trouvaient dix fois plus derrière leurs chaussons, mais moi, je n’en avais jamais vu autant. Avec Alice, on a aidé Robin à déballer ses cadeaux. Le gosse avait des feux d’artifice dans les yeux et un bon croissant de rire aux lèvres. Je pense que j’étais plus heureux de le voir ouvrir ces paquets que de découvrir les miens. »
Ross sourit en hochant la tête sans s’en rendre compte. Il pensait à ses propres enfants, et au bonheur de les voir ouvrir leurs cadeaux.
« Alice lui avait acheté un garage, des voitures, un petit train électrique avec un sacré parcours de rails et une grosse peluche en forme de chien, énuméra Math. Moi, je lui avais acheté une petite mallette pleine d’outils en plastique – c’est qu’il adorait me regarder bricoler dans l’appartement.
« J’avais économisé pendant plusieurs mois pour offrir un bon parfum et quelques livres à Alice. Elle, elle m’avait offert une magnifique montre en argent et plusieurs vêtements en prétextant que j’étais toujours en retard à nos rendez-vous, et qu’il était vraiment temps que je renouvelle ma penderie. C’était vraiment chouette, jusqu’à ce qu’on découvre qu’il restait un cadeau en trop sous le sapin… »
L’inspecteur Vinci s’accouda à la table et fronça les sourcils. Des éventails se déplièrent au coin de ses yeux et lui infligèrent quelques années supplémentaires.
« Un cadeau en trop ? répéta-t-il. Ne me dites pas que…
— Oui inspecteur, vous pensez à la bonne chose. C’était un petit paquet doré cerclé d’un ruban rouge en tissu. Une jolie étiquette cartonnée y était accrochée. Elle portait mon nom, écrit sans fautes en lettres italiques : Math Winter. Quand Alice l’a pris, elle m’a dit qu’elle ne savait pas ce que c’était. Que c’était plutôt lourd pour un si petit paquet. Et surtout, que ce cadeau ne venait pas d’elle. C’était impossible. Robin était trop jeune, et je n’avais pas pour habitude de m’offrir des cadeaux à Noël. Du coup, je peinais à avaler qu’il ne venait pas d’Alice. C’est seulement quand je l’ai ouvert que j’ai commencé à la croire.
— Il y avait des lingots dans le paquet, devina Ross. C’est ça ? Des lingots de la Golden Fire Bank ?
— Tout juste, il y en avait deux. Au début, ça surprend. Je crois que nous sommes restés paralysés au moins cinq minutes devant le paquet avant de réaliser qu’ils étaient réels. Puis bon, c’était peut-être des lingots d’or, mais Alice, tout comme moi, avait remarqué le sigle gravé à leur surface – GF pour Golden Fire. Qui n’avait jamais entendu parler du casse du siècle ? Personne. Je n’avais que neuf ans au moment des faits, mais je m’en souviens encore comme si c’était hier. Plusieurs millions en lingots d’or qui disparaissent comme par magie sous les caméras de surveillance de la plus protégée des banques du monde… On peut dire que les médias en ont fait leurs choux gras. D’ailleurs, on peut encore trouver des milliers de théories plus farfelues les unes que les autres qui traitent du sujet sur internet – ça va même jusqu’à parler d’extraterrestres…
— Je dois vous avouer que cette Histoire m’a aussi bien intriguée, confia Ross. Je fais partie de ces gens qui ont émis quelques théories sur le sujet. Personnellement, j’ai toujours misé pour un coup monté par la banque – un gigantesque pot de vin destiné à je ne sais quelle organisation véreuse.
— Il faut croire que toutes les théories étaient erronées, même la vôtre, Monsieur L’Inspecteur. Celui qui a volé les lingots d’or de la Golden Fire Bank, c’est le père Noël. »
L’inspecteur Vinci laissa échapper un rire.
« Attendez ! Est-ce que vous essayez de me faire croire au père Noël ? » lâcha-t-il d’un rictus.
Math Winter ne participa pas à la blague. Il garda son sérieux – sérieux qui coupa l’envie de rire à Ross.
« Qui d’autres aurait pu m’offrir ces lingots ? demanda-t-il.
— Alice, peut-être, répondit Ross en haussant les épaules. Je ne sais pas, quelqu’un d’autre l’a surement posé là pendant la nuit.
— À l’époque, c’est ce que je me suis dit. J’ai pensé à un bon samaritain qui avait volé au secours de ma détresse financière. J’ai même imaginé que c’était mon père qui avait fait le casse avant l’accident de ma mère… Mais aujourd’hui, je sais que ce n’est rien de tout ça. C’est quelque chose qui nous dépasse tous. Et si c’est le père Noël, alors le rouge lui va plutôt bien.
— Sacrée Histoire que vous me racontez là, admit l’inspecteur en se massant les tempes. Mais pour moi, tout ce qui est paranormal ne tient pas la route. Si vous voulez me convaincre, il va falloir y mettre de meilleurs pneus.
— Quand je vous aurai tout raconté, vous n’aurez pas d’autre choix de me croire, assura Math. Le plus étrange ne s’arrête pas à l’apparition des lingots, mais aux conséquences qu’ils engendrent. Donc, c’était le 25 décembre 2010 que je découvrais les premiers lingots au fond du paquet. On s’était mis d’accord avec Alice pour les garder. Il faudrait être fou pour ramener 60 000 livres à la police, surtout quand ceux-ci proviennent du butin le plus recherché du monde. Je ne me suis pas posé plus de questions. Je me suis procuré un bon chalumeau, j’ai fait fondre le dessus des lingots et je les ai revendus sans difficulté dans les semaines qui suivaient. Avec l’argent, j’ai acheté une nouvelle voiture, j’ai aidé mon père à finir de payer le crédit de sa maison, et j’ai pris soin d’Alice et de Robin. Ce Noël deux mille dix avait réussi à me rendre ma joie de vivre perdue durant mon enfance. J’avais l’impression de revivre. Puis il y a eu l’accident. »
Voyant son verre vide, Math saisit la bouteille de Taittinger et en versa les dernières gouttes dans son verre. Il les avala dans la foulée.
« Je crois qu’il va nous falloir une autre bouteille », dit-il. Ross acquiesça. « Alice et Robin sont décédés en avril 2011 – seulement quatre mois après le plus fabuleux de mes Noëls. Ils ont été victimes d’un accident du genre pas commun – je dirai même, plus qu’étrange. Alice conduisait Robin chez sa nourrice ce matin-là, quand sa voiture est tombée en panne sur la voie ferrée. Apparemment, les barrières du passage à niveau ne sont pas descendues alors que le train arrivait. Tout s’est passé très vite, Alice n’a même pas eu le temps d’ouvrir sa portière… »
Math pressa une nouvelle fois sa main dans ses cheveux.
« La voiture d’Alice était une Volkswagen qui n’avait que deux ans. Elle n’avait jamais présenté le moindre problème jusqu’à ce jour-là. Quand on sait qu’Alice prenait cette route presque tous les matins, et qu’elle faisait toujours attention à regarder si le train arrivait – même si les barrières étaient levées –, on se demande ce qui a cloché. Mais s’il n’y avait que ça… Le chauffeur a raconté qu’il avait bien vu la voiture clouée sur les rails, mais que le train avait accéléré d’un seul coup quand il avait pressé le frein d’urgence – une défaillance technique, d’après les experts. Je n’y ai jamais cru.
— Pourquoi ne pas le croire ? demanda l’inspecteur Vinci. Si le dysfonctionnement a été prouvé, c’est que cet accident n’a rien d’étrange. Vous faites beaucoup allusion au paranormal, Monsieur Winter. Faites attention, je peux avaler votre récit, mais seulement jusqu’à la limite du concret.
— Vous serez bien obligé de me croire, répondit Math sans faire de manières. Avant cette histoire, j’étais le plus cartésien des Hommes – je ne croyais même pas à la reine d’Angleterre, c’est pour vous dire. Mais rien de ce qui s’est passé depuis ce jour ne peut être expliqué par nos connaissances. L’accident d’Alice a eu lieu le 10 avril 2011 à 7 heures et 34 minutes. Le même jour, à la même heure, j’étais en train de m’habiller, quand j’ai entendu une célèbre musique de Noël. Vous savez, celle avec les cloches – Jingle Bells.
— La radio ?
— Non, il n’y avait ni radio, ni télé, ni fenêtre ouverte. Et peu importe si je changeais de pièce, ou si je me bouchais les oreilles, j’entendais toujours cette putain de musique avec la même intensité.
— Une coïncidence peut-être ? Ou alors, un pressentiment…
— Non, c’était autre chose. Et ça ne s’est pas produit qu’une seule fois. »
5
L’inspecteur Vinci sentit son cœur sursauter dans sa poitrine. Il n’avait jamais cru au paranormal. Le juge n’accepte pas les preuves invisibles, disait-il quand on lui parlait de fantômes. Mais cette histoire faisait frémir en lui un profond malaise. De toute évidence, il n’y croyait pas, et même si Winter tentait de le convaincre du contraire, il n’y croirait toujours pas à la fin – enfin, c’est ce qu’il pensait. Non, ce qui l’inquiétait, c’était de voir Math Winter conter son récit sans sourciller une seule fois. C’était d’entendre cette voix monocorde qui raconte l’impossible sans la moindre virgule d’hésitation. C’était de constater que tout était trop invraisemblable dans cette histoire pour que quelqu’un s’amuse à l’inventer.
Ross Vinci fouilla les poches de son manteau et en sortit une fine boite plastique transparente. Il l’ouvrit afin de la débarrasser d’une petite gélule rouge. Il s’en saisit, la porta à sa bouche et l’avala sans grimacer.
« Vous êtes malade ? demanda Math.
— Je fais un peu de tension, confia Ross.
— Je ne pense pas que votre médecin serait d’accord pour le mélange, dit Math en désignant de la tête la bouteille vide de Taittinger.
— Je sais, mais il n’est pas là pour me faire la morale. D’ailleurs, vous non plus. Je crois que vous avez une histoire à terminer.
— Je ne faisais que vous prévenir, se défendit Math en décollant les mains de la table. Passons. Vous avez raison, je ne vous ai pas encore tout dit. »
Il prit son verre avec celui de l’inspecteur et se leva. Il partit déposer les deux soldats vides dans l’évier, puis revint s’assoir.
« Alors, où est-ce que j’en étais déjà ?
— Le père Noël, Jingles Bells, les cloches dans votre tête, tout ça… » indiqua Ross en faisant tourner son index au niveau de sa tempe.
Le geste pouvait être indécent, Math ne le releva pas.
« Ah, oui… dit-il. Suite à l’accident d’Alice, j’ai plongé tête la première dans une profonde dépression. Je n’imaginais pas participer au Noël qui suivait – ni à ceux d’après, d’ailleurs. J’étais revenu à la triste habitude du deuil de décembre. L’année est passée, puis Paul, un ami, m’a proposé de venir fêter le réveillon chez lui. J’ai refusé, mais il a insisté. Il disait que ça allait me changer les idées – que j’avais besoin d’être entouré, que la solitude n’aidait pas à se relever. Ce qui n’était pas complètement faux. À vrai dire, je pense que si j’étais resté seul chez moi ce Noël-là, on m’aurait retrouvé pendu au sapin avec une guirlande électrique autour du cou – allumée, c’est que c’était Noël quand même.
« Donc j’y suis allé. Je ne m’y suis pas du tout amusé. En fait, je n’ai fait que ressasser mes souvenirs avec Alice et Robin durant toute la soirée. Ouais… Ce soir-là, j’en ai déprimé plus d’un. Et puis, tout comme aujourd’hui, on en est venu à ouvrir les cadeaux. Je n’étais pas censé en avoir, mais Paul m’en avait quand même acheté un. C’était un roman intitulé « Des fleurs pour Algernon » – il savait que je passais mon temps libre à lire, et pour le coup, ce livre fut une excellente lecture.
« Après que tous les cadeaux furent distribués, il en restait un au pied du sapin. Personne ne l’avait remarqué jusque-là, il était caché derrière – dans l’ombre de la générosité empaquetée des invités. Quand Paul nous l’a fait remarquer, j’ai tout de suite reconnu l’emballage doré et le ruban de tissu rouge. Quand il a dit que mon nom figurait dessus, j’ai aussitôt deviné ce qu’il y avait dedans.
— Des lingots, en déduisit Ross. Mais vous ne pouviez pas ouvrir le cadeau devant tout le monde. Je me trompe ?
— Exact. Même si Paul était mon ami, je ne pense pas qu’il m’aurait laissé repartir avec des lingots de la Golden Fire Bank sans rien dire.
— Alors, comment avez-vous fait ?
— Quelle question, j’ai menti. J’ai dit à Paul que c’était moi qui avais ramené ce cadeau. Que je l’avais trouvé dans un placard chez Alice quelques jours après l’accident, qu’elle le réservait peut-être pour mon anniversaire. Je lui ai raconté que j’avais pris le paquet dans ma voiture pour le mettre sous le sapin – chose que j’avais faite au cours de la soirée. Puis je lui ai dit que si l’ivresse m’avait aidé à le sortir de mon coffre, je ne me sentais pas encore prêt à l’ouvrir.
— Alors, vous avez ramené le cadeau chez vous. »
Math acquiesça d’un léger hochement de tête.
« Je l’ai ouvert dès que j’ai franchi ma porte d’entrée. Il y avait bien des lingots dedans – sept pour être précis. »
Ross fit le compte dans sa tête.
« 210 000 livres… conclu-t-il.
— À peine suffisant pour éponger ma peine à ce moment-là, avoua Math. Je n’ai pas mis beaucoup de temps à les dépenser. Je me suis acheté cette maison. » Il leva la tête au plafond, puis revint croiser le regard de l’inspecteur. « Et je me suis payé des vacances à Las Vegas – c’était un rêve de gosse. J’en parlais souvent à Alice.
— Joyeux Noël, dit Ross en haussant les sourcils.
— En fait, pas vraiment. L’année suivante, en 2012, Paul est décédé. Il était en train de pulvériser de l’anti-mousse sur la toiture de sa maison, quand il a glissé. Il est tombé et s’est mal réceptionné quelques mètres plus bas, sur sa terrasse fraîchement carrelée. « Son cou a craqué comme une chips », a raconté sa fille de six ans qui avait assisté à la scène. Je n’ai pas besoin de vous préciser qu’il est mort sur le coup.
— Pauvre gosse, soupira Ross.
— Ouais… J’ai parlé à la femme de Paul à l’enterrement. Elle m’a dit qu’elle ne savait pas ce qu’il lui avait pris de monter là-haut. Qu’il avait toujours eu le vertige et que ça faisait des années qu’il appelait une entreprise pour traiter le toit de leur maison.
— Peut-être qu’il en avait assez de payer pour quelque chose qu’il pouvait faire tout seul, ou tout simplement qu’il n’en avait plus les moyens.
— Hum, on peut dire ça. Je ne vous raconterai pas ma version des faits, elle ne vous plairait pas. »
Ross leva les yeux au ciel. Math comprit qu’il commençait à agacer l’inspecteur avec ses allusions au paranormal. Mais ça ne l’empêcha pas de continuer sur cette voie.
« C’était le 2 mars 2012, précisa-t-il. Pile à l’heure où son pied a dérapé, Jingles Bells s’est mis à sonner dans ma tête. Je m’en souviendrais toujours, j’étais au travail à ce moment-là. La musique dure peut-être deux minutes, quand on ne sait pas d’où elle provient, elle parait une éternité. »
Ross Vinci soupira bruyamment. De toute évidence, il attendait que Math relève son exaspération. Ce qu’il finit par faire.
« Vous ne me croyez toujours pas, c’est ça ? demanda-t-il. Mais il n’y a pas que Paul qui est décédé cette année-là. En fait, j’ai entendu Jingle Bells 7 fois en 2012. Peu après Paul, ce sont ses parents qui sont décédés. Je n’ai pas les détails, mais leur maison a pris feu au cours d’une nuit du mois de juin, ils ont succombé aux flammes. En aout, Alix, la fille de Paul, est morte noyée dans une piscine d’AquaPark – pourtant, c’était une excellente nageuse. Et quelques jours plus tard, Florine, sa mère, s’est étranglée avec une arête de poisson.
— Vous allez me dire qu’elle était végane.
— Non, mais l’arrête se trouvait dans un bâtonnet de poisson pané – et on n’en retrouve pas souvent dans ce genre de truc ultra-transformé, indiqua Math en haussant le ton. Pour être plus concis, tous ceux qui étaient présents au réveillon de Noël chez Paul sont décédés dans des circonstances étranges l’année suivante.
— Vous ne m’aviez pas dit que vous aviez entendu 7 fois Jingle Bells ? Moi, je ne compte que cinq morts. »
Math se laissa tomber dans le fond de sa chaise, croisa les bras et lança un regard noir à l’inspecteur.
« Nous étions huit le soir du réveillon, précisa-t-il. Moi, Paul, sa fille, sa femme, ses parents et deux amis à lui. Malheureusement, je ne sais pas ce que sont devenus les deux amis, je ne les connaissais pas en dehors de la table de Noël. Mais si je suis mon raisonnement, alors tous deux sont décédés au cours de l’automne 2012. Vous pourrez vérifier tout ce que je vous raconte, inspecteur. Je suis sûr que vous en avez les moyens.
— Alors quoi ? Vous allez me faire croire que ces lingots sont maudits ? Ou peut-être qu’ils n’ont rien à voir dans ces coïncidences, peut-être est-ce vous le porte-malheur. Est-ce que vous avez brisé un miroir au cours de ces 10 dernières années ? Non ! Ne me dites pas que vous êtes passé sous une échelle !
— Moquez-vous, inspecteur. L’histoire vous paraitra beaucoup moins drôle quand vous en connaitrez la fin, lâcha Math d’un air sombre. Je me suis aussi demandé si ça venait de moi, ou si c’était ces satanés lingots qui étaient responsables de ces accidents. Mais un détail m’avait frappé quand j’avais fait fondre les lingots la deuxième fois. Si au début je pensais que c’était une coïncidence, j’ai vite compris qu’il n’en était rien. Les lingots étaient bien maudits.
— Et quel est ce détail ?
— Une prédiction gravée dans l’or même. Mais j’y reviendrai un peu plus tard. Le Noël suivant, je l’ai passé seul – dans le deuil, à la manière de mon père. Je n’ai pas sorti de sapin, et je n’ai pas trouvé de cadeau caché dans la maison le 25. Pas de lingot, pas de Jingle Bells et pas de morts l’année suivante – enfin, pas à ma connaissance.
« L’année d’après, en 2014, j’ai voulu essayer quelque chose. Cette Histoire de lingots n’arrêtait pas de tourner dans ma tête, j’avais besoin d’être certain qu’ils n’étaient pas l’œuvre du diable. Alors j’ai invité ma vieille voisine et son mari à venir passer le réveillon chez moi – Madame et Monsieur Clanderson. Comme je m’y attendais, j’ai trouvé le petit paquet doré au ruban rouge sous le sapin après minuit. Il y avait deux lingots dedans. Malgré la tentation, je ne les ai pas fait fondre pour les revendre. Non, je les ai cachés au fond d’un placard de mon garage – assez bien pour que je les oublie. D’ailleurs, je les avais oubliés jusqu’à aujourd’hui.
— Je connaissais bien Marie Clanderson, indiqua Ross. On la remarquait de loin. C’était une petite mamie qui aimait se colorer les cheveux en rose. Un petit bout de femme généreux qui ramenait toujours quelques babioles à mes enfants quand elle revenait de vacances. Tout le monde l’appréciait dans le quartier. Mes gosses ont même pleuré quand elle est morte.
— Oui, je l’aimais bien aussi, confia Math. Marie est décédée le 15 juin 2015. Elle a été découverte par son mari, électrocutée dans sa salle de bain à cause de son sèche-cheveux – étendue dans une flaque d’eau, les cheveux ébouriffés en barbe à papa. Henri, lui, a disparu en juillet la même année. Son corps n’a jamais été retrouvé. Beaucoup pensent qu’il s’est suicidé suite à la mort de Marie.
— Et donc… Jingle Bells ? demanda l’inspecteur.
— Oui, même date, même heure. Je pourrais même vous dire qu’Henri est décédé dans la nuit du 5 juillet – je ne me rappelle plus l’heure exacte. Mais je n’avais pas besoin d’entendre Jingle Bells pour savoir à quel moment ils allaient mourir. Je connaissais déjà la date de leur mort bien avant qu’elle ne se produise. »
L’inspecteur Vinci fronça les sourcils.
« Comment est-ce possible ? » demanda-t-il.
Math ne sourit pas, mais une franche satisfaction illumina son visage. Il arrivait au moment où l’inspecteur serait bien obligé de le croire.
« Parce que les numéros de référence gravés sur les lingots n’étaient pas hasardeux. C’était leurs initiales suivies de la date exacte de leur mort, confia-t-il. Si je n’y avais pas fait attention la première fois, je m’en suis fait la réflexion après l’accident de Paul. Et puis, quand les Clanderson sont décédés, il n’y avait plus de doutes – les lingots étaient responsables. Il y avait un lingot pour chaque personne avec qui je passais Noël.
— Alors, le père Noël est maléfique et ces lingots sont maudits, en déduisit Ross sans grande conviction. Mais pourquoi est-ce que cette malchance tomberait sur vous, et pas sur quelqu’un d’autre ? Enfin, je veux dire… Est-ce que vous avez fait quelque chose de mal ? Quelque chose qui justifierait que vous méritiez une punition ? »
Math haussa les épaules.
« Pas que je sache, dit-il. En fait, je ne sais pas pourquoi c’est tombé sur moi. C’est comme si vous me demandiez pourquoi une voiture fauche un gosse de trois ans plutôt que le pédophile qui l’observait quelques mètres derrière. Il n’y a pas de règle – pas de justice. Je ne crois pas être le seul qui n’ai jamais cru au père Noël, ni être le seul à avoir perdu sa mère au mois de décembre. Non, le diable a organisé une loterie, et je suis sorti gagnant sans le savoir. »
L’inspecteur réfléchit quelques instants, puis se laissa tomber dans le fond de sa chaise. Il venait de se rendre compte de quelque chose de grave : ce n’était pas qu’il ne croyait pas en l’histoire de Math Winter, c’était qu’il ne voulait pas y croire – la nuance était importante.
« Merde alors… lâcha-t-il.
— Comme vous dites, relava Math. Après les Clanderson, je suis resté seul tous les Noëls suivants – jusqu’à l’année dernière. Margaux m’a fait la surprise de me rejoindre au réveillon. Nous avons passé un merveilleux Noël à deux – Noël très vite gâché par l’apparition du paquet surprise sous le sapin. Il était petit et Margaux ne l’a pas remarqué. Je ne l’ai pas ouvert. Je l’ai caché dans le grenier. Et devinez quoi ?
— Elle est toujours vivante.
— Oui. Je n’ai jamais été rechercher le paquet au grenier, et elle toujours là. » Derrière sa mine réjouie, Math fondit sous le regard de l’inspecteur. Son sourire dégringola et ses épaules se voutèrent. « Enfin, plus pour très longtemps maintenant… »
Il tourna son regard vers les vingt-quatre lingots étendus sur le plan de travail. Ross Vinci fit de même. Il se leva en se plaignant de douleurs aux jambes, puis rejoignit la longue bande d’or. Il perdit son regard sur les gravures.
« Votre Histoire est passionnante, Monsieur Winter. Mais je pense que vous me faites perdre mon temps. Vous m’avez dit qu’il y avait un lingot par personne. Vous n’étiez que 11 à ce réveillon, et moi, je compte 24 briques ici.
— Le nombre de lingots ne dépend pas du nombre d’invités présents au réveillon, Monsieur l’Inspecteur. Mais du nombre de ceux qui partagent un peu de ma compagnie le 25 décembre. Si vous prenez votre calculatrice, 10 invités, 9 policiers, ça fait 19.
— Il en manque toujours 5 », fit remarquer Ross.
Math recoiffa ses cheveux en arrière.
« La journée n’est pas terminée », dit-il.
D’un seul coup, les lèvres de l’inspecteur frissonnèrent. Ses mains se mirent à trembler quand il approcha ses doigts au-dessus d’un lingot. Son regard le transperça et ses pupilles se dilatèrent. « RV-15032020 » pouvait-il y lire. Ross Vinci, 15 mars 2020, prononça-t-il dans sa tête comme s’il déchiffrait sa propre pierre tombale.
« Une simple coïncidence, murmura-t-il.
— Vous avez trouvé le vôtre, comprit Math qui pencha sa chaise en arrière. Alors inspecteur, il vous reste combien de temps ? »
Ross Vinci se retourna sur Winter. Son visage avait blanchi – ce qui faisait ressortir sa barbe de deux jours en une multitude de petits points gris. Il éprouvait une étrange sensation désagréable – qui glissait sur sa peau à la manière d’un serpent. En même temps que son souffle s’écourtait, il se sentait froid comme s’il était dehors. L’implacable instinct de l’inspecteur Vinci. Un véritable don, ou peut-être juste un courant d’air, entendit-il Raphaël répéter comme s’il était présent dans la pièce.
« Juste une coïncidence, dit-il de nouveau.
— Désolé Monsieur l’inspecteur, mais votre teint dit le contraire, attesta Math. Vous y croyez, ça se voit. Et même si vous espérez que tout cela n’est qu’une énorme coïncidence, vous vous rendrez vite compte que les initiales de chaque personne présente ici se trouvent sur cette rangée de lingots.
L’inspecteur jeta un coup d’œil rapide aux lingots. Il aperçut MF pour Margaux Fargs ; AF pour Anton Fargs ; LM pour Lucas Morris ; et même RG pour Raphaël Gingeroy.
« Je ne trouve pas vos initiales, Monsieur Winter.
— Est-ce que vous avez bien écouté mon histoire, Monsieur l’inspecteur ? Les lingots n’ont jamais comporté mes initiales. Je serais toujours l’éternel survivant. Celui qui restera dans ce monde pour pleurer ceux qui sont partis. Celui qui aura les lingots au pied du sapin, mais plus personne pour fêter Noël l’année suivante. Celui qui entendra Jingle Bells 24 fois l’année prochaine. »
Ross déglutit. Il réexamina le lingot qui lui était destiné et fixa la date inscrite dessus. Le 15 mars 2020… C’est le jour que Lily a choisi pour mon fameux baptême en parachute, celui qu’elle m’a offert pour mon anniversaire… se souvint-il.
Il se retourna.
« Même si votre histoire est vraie, vous n’avez pas fait fondre ces lingots, dit-il en croisant le regard de Winter. Tout comme pour votre petite amie, la prédiction gravée sur l’or ne se produira pas. »
Alors que Math s’apprêtait à lui répondre, un agent de la police entra dans la cuisine, un tissu blanc entre les mains.
« Désolé de vous déranger inspecteur, dit-il. On en a trouvé deux autres cachés dans le garage. »
Le jeune policier déposa les deux nouveaux lingots à la suite des autres, il ajouta un petit plot jaune sur lequel le chiffre 2 apparaissait en gras, puis, après un mouvement de casquette compris envers l’inspecteur, le fonctionnaire sortit de la pièce. Ross s’approcha des nouveaux venus et en lut les références – MC-150615 et HC-050715. Marie et Henri Clanderson…
« Ce n’est pas de les dépenser, ni de les faire fondre qui enclenche la prédiction, confia Math. Le simple fait de sortir les lingots du paquet suffit. »
Quand Ross Vinci se retourna, Math remarqua que des gouttes de transpiration perlaient sur son front d’une blancheur neigeuse. L’inspecteur semblait étourdi. Il porta le pouce et l’index d’une même main à ses yeux et les frotta.
« Je ne me sens pas bien », dit-il.
Il secoua la tête, chancela en arrière et tenta de se rattraper au plan de travail. Sa main droite agrippa le morceau de tissu sur lequel reposaient les deux derniers lingots et les entraina par terre. Les briques dorées s’écrasèrent sur le carrelage de la cuisine dans un bruit de métal froid, tandis que Ross parvint à se retenir de tomber grâce à sa main gauche.
Math se leva et courut le soutenir.
« Ça va, inspecteur ? demanda-t-il.
— Pas vraiment. »
Penché en avant, Ross Vinci avait l’impression de faire un malaise sans pour autant sombrer dans l’inconscience. Les lingots étaient à ses pieds. Il secoua la tête et s’empressa de sortir un mouchoir tissé de sa poche. Quand il le déplia afin de ramasser les deux briques dorées, il remarqua, qu’à l’envers, le poids gravé sur l’or n’était pas 0,999 – mais 666ʽ0. Le chiffre du diable, pensa-t-il. Encore une coïncidence ? La lumière projetée par les néons de la cuisine faisait ressortir les gravures qui semblaient alors fluorescentes. À les regarder, l’inspecteur sentait presque ses yeux bruler. Si je les fixe trop longtemps, mes rétines finiront par fondre, pensa-t-il. Il saisit les deux lingots à l’aide de son mouchoir propre et les reposa sur le plan de travail de la cuisine.
« Je vous avais dit que vous finiriez par me croire, souligna Math. Vous pourrez remercier mon beau-frère. Cet abruti d’Anton a fichu 24 vies en l’air… »
Ross épongea son visage dans son carré de tissu.
« Je crois que le Taittinger ne passe pas bien, attesta-t-il. Il faut que je sorte prendre l’air. »
Alors qu’il se dirigeait vers le salon, Math l’interpela : « Hey, inspecteur ! »
Ross se retourna. Winter, les yeux brillants, lui adressa un sourire cruellement satisfait – à la limite du diabolique –, et lui lança : « Joyeux Noël ! »
Parce que tout l’or du monde ne remplacera jamais la présence de nos proches. Le bonheur ne se saisit pas, il se respire d’un sourire. Les cadeaux ne se trouvent pas au pied du sapin, mais dans le cœur de chacun.
Joyeux Noël.
Une réflexion au sujet de « Cadeau Empoisonné »
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